Extrait d'une conférence à Nîmes
Bien qu’installée entre le Lez et son affluent le « Merdanson » (aujourd’hui Verdanson…), Montpellier, durant tout le Moyen Age, s’alimenta à partir de puits creusés dans sa nappe souterraine. Mais de fréquentes pollutions provoquant de graves épidémies, les autorités cherchèrent des solutions pour fournir à la ville une eau saine .....
HENRI PITOT ET L’AQUEDUC DE SAINT CLEMENT A MONTPELLIER
I La longue histoire de l’alimentation en eau de Montpellier
Bien qu’installée entre le Lez et son affluent le « Merdanson » (aujourd’hui Verdanson…),
Montpellier, durant tout le Moyen Age, s’alimenta à partir de puits creusés
dans sa nappe souterraine. Mais de fréquentes pollutions provoquant de graves épidémies,
les autorités cherchèrent des solutions pour fournir à la ville une eau saine.
Ainsi, selon l’historien montpelliérain Charles d’Aigrefeuille (Aigrefeuille, 1877 ;
Franck, 1982 ; Caisse Nationale des Monuments Historiques et des Sites (CNMHS),
1983), un projet ingénieux vit le jour en 1267 pour conduire, à Montpellier, les eaux
des sources de Saint Clément (alimentant la Lironde, autre affluent du Lez), situées à
une dizaine de kilomètres au nord-est de la ville, et réputées d’excellente qualité. Cependant,
les difficultés rencontrées pour définir et financer les ouvrages ou indemniser
les propriétaires concernés par leurs tracés ainsi que les usagers des eaux, mirent
provisoirement un terme au projet.
En 1317, le Roi de France Philippe V incita les Consuls de la ville à reprendre la réflexion.
Mais, là encore, des difficultés diverses s’y opposèrent. Pourtant, en 1399, un
artisan du nom de Pierre Gérard tenta, sans y parvenir, de procéder aux levés topographiques
nécessaires au tracé de l’aqueduc. De même, en 1410, un certain Estève
Salvador, de Narbonne, repris ce travail à son tour, mais sans suite…
Le 18 juin 1456, le Roi Charles VII autorisa les Consuls à lever un impôt pendant 10
ans, dont une partie devait être employée à la réalisation de l’ouvrage, à la condition
« qu’il soit trouvé le moins dommageable au peuple et du consentement de la majeure
partie d’icelui »…(Franck 1982). Sans doute cette condition ne fût-elle pas remplie
car le projet demeura en sommeil pendant plus de deux cents ans…
La ville dut se contenter, pendant cette période, d’aménager des sources proches pour
subvenir à ses besoins, donnant naissance aux « possandiers », marchands d’eau ambulants.
Parmi les plus anciennes dont on a conservé la trace jusqu’à nos jours, la
Font-Putanelle, réalisée en 1447, sur ses deniers, par Jacques Coeur, Grand Argentier
du Roi Charles VII (Archives Municipales, 1985). Placée à l’écart de la ville d’alors,
et se déversant dans le Verdanson, elle semblait peu propice à l’alimentation en eau
des habitants. L’historienne montpelliéraine Louise Guiraud a émis l’hypothèse que
Jacques Coeur envisageait, en fait, d’utiliser cette fontaine pour la teinture des draps
du Languedoc... L’arrestation du Grand Argentier ne permit pas de vérifier l’hypothèse
de l’historienne… (Guiraud, 1900).
Le projet de transfert des eaux de Saint Clément réapparaîtra en 1673 lorsque le
Conseil de la ville demanda à un certain Pascal de Marseille de le reprendre. Le 28
février 1686, les consuls prirent la délibération de faire dresser un devis pour le transfert
des eaux de Saint Clément (Archives municipales, 1985). Mais l’approche la plus
sérieuse fut le fruit de l’ingénieur de Clapiès, de la Faculté Royale des Sciences de
Montpellier, qui démontra, en 1712, la faisabilité du projet. Au demeurant, selon
Charles d’Aigrefeuille, il se heurtait à l’endettement de la ville, engagée, en outre,
dans la réalisation de la Place Royale du Peyrou, et à l’hostilité des propriétaires de
moulins du Lez et de terres irriguées dans la plaine de Lattes qui craignaient que ce
détournement d’eau ne nuise, en été, à leurs entreprises. Les crédits nécessaires à la
réalisation de l’ouvrage furent cependant votés en 1742 (Nougaret, 2005).
Finalement, en 1751, le Maréchal de Richelieu chargea Henri Pitot, Directeur des
Travaux Publics du Languedoc depuis 1740, de « travailler au projet désiré depuis
longtemps de conduire la fontaine de Saint Clément dans la ville de Montpellier pour
y établir plusieurs fontaines publiques dont elle a un extrême besoin ». Pitot s’écarta
un peu du projet de l’ingénieur de Clapiès dont le parcours était compliqué, et le
compléta. Son mémoire fut approuvé par les Consuls le 12 décembre 1751, puis par
le Roi le 11 avril 1752 (Ville de Montpellier 2006).
Les travaux durèrent plus de dix ans jusqu’à l’inauguration le 7 décembre 1765. Mais
l’ouvrage ne fut définitivement achevé qu’en 1772, après la mort de Pitot, avec le
raccordement monumental de l’aqueduc au château d’eau du Peyrou par l’architecte
montpelliérain Jean Antoine Giral (CNMHS, 1983). Depuis le lancement du projet, il
s’était écoulé… plus de 500 ans ! Le mérite de Pitot n’en apparaît donc que plus
grand, et il est naturel que cette dernière oeuvre du grand ingénieur du Languedoc soit
considérée, par certains, comme « la plus célèbre et la mieux réussie » (Humbert,
1954). L’aqueduc a d’ailleurs été récemment classé parmi les plus beaux de France
(Montens, 2001).
II Le projet de Pitot et sa réalisation
Comme les précédents, le projet de Pitot n’aurait sans doute pas abouti, tout du moins
immédiatement, sans le concours de Jean Antoine Duvidal, Marquis de Montferrier.
Syndic Général du Languedoc, mais également Directeur de la Société Royale des
Sciences de Montpellier (dont Pitot fut membre dès son arrivée, en 1742), ce personnage
« éclairé », au sens du XVIIIème siècle, fit en effet don à la ville de l’une des
sources qui devait alimenter cette dernière : le « Boulidou » (nom donné dans la région
aux résurgences pérennes ou non d’origine karstique). Il autorisa, de même, le
passage de l’aqueduc sur ses terres et suivit de près sa réalisation. Ainsi, pour ses services
rendus à la collectivité, reçut-il, en 1775, une concession d’eau gratuite et perpétuelle
pour son hôtel de la rue de l’Aiguillerie, à Montpellier, concession qui ne fut
pas supprimée sous la Révolution (Franck, 1982).
Cependant, Pitot dut faire face, dans son entreprise, à de multiples difficultés tant
techniques que sociopolitiques. Les oppositions au projet étaient ainsi nombreuses,
qu’il s’agisse des habitants de Saint Clément qui avaient l’habitude d’utiliser l’eau
des sources pour leurs usages personnels, l’abreuvage de leurs animaux « gros ou petits
» et l’arrosage de leurs cultures, ou des meuniers du Lez qui craignaient que le
détournement d’eau du cours du fleuve ne réduise la « force » de leurs moulins. Peu
de temps après son admission à l’Académie Royale des Sciences, Pitot avait publié,
en 1725, un mémoire sur les machines mues par l’eau. Ce travail l’aida certainement
à démontrer aux propriétaires de moulins du Lez que le captage ne réduirait nullement
la puissance du fleuve sur leurs roues (C. et J.-M. Renault, 1996).
Du point de vue technique, les principales difficultés résidaient dans le choix d’un
tracé réduisant au maximum l’ampleur des ouvrages d’art pour franchir les vallons,
mais aussi les passages dans des terrains de mauvaise tenue compliquant les terrassements,
le choix d’un point d’arrivée de l’eau dans la ville, et la détermination de la
pente nécessaire au transport du débit souhaité. La cote de départ des eaux à Saint
Clément étant fixée, la pente et les dimensions de l’aqueduc découlaient donc des
choix précédents.
Le point d’arrivée des eaux fut dicté à la fois par des considérations d’ordre hydraulique
et architectural. Pitot proposa, en effet, que l’eau tant attendue, parvint à la Place
Royale du Peyrou, grand projet d’aménagement « hors les murs » en cours de réalisation.
Le 31 octobre 1685, les Etats du Languedoc avaient ainsi émis le souhait de réaliser
une statue équestre du Roi Louis XIV. Ce dernier choisit Montpellier,
précisant : «…j’agrée la statue que les Etats ont résolu de m’ériger…et nous avons
fait le choix de notre ville de Montpellier…comme celle où nous faisons le plus souvent
tenir nos Etats. » (CNMHS, 1983). Les péripéties pour la réalisation de la Place
Royale sont dignes de celles qu’avait connues l’aqueduc, même, si elles durèrent heureusement
bien moins longtemps. La colline du Peyrou ayant été aplanie en 1690, on
pensa finalement, en 1715, mettre la statue équestre sur cette esplanade, ainsi transformée
en Place Royale. Elle y fut érigée sur son socle le 10 février 1718. Le site
semblait très bien choisi pour accueillir les ouvrages d’arrivée de l’eau de Saint Clément
qui pouvait être ensuite dirigée gravitairement, à partir de ce point haut, vers les
fontaines de la ville.
Pitot travailla à la réalisation de l’aqueduc de 1753 à 1765, modifiant parfois les tracés
pour franchir certains vallons ou les propriétés d’opposants au projet. A ce propos,
on peut trouver diverses anecdotes dont celle relative aux protestations de Monsieur
Jean Emmanuel de Guignard, vicomte de Saint Priest, Intendant du Languedoc,
devenu, en 1762, propriétaire du château de Puech Villa que l’aqueduc traversait.
Charles Gabriel Le Blanc, « bourgeois » de Paris, avait acquis, en 1729, la seigneurie
de Puech-Villa, dans laquelle, après être devenu propriétaire des sources du Verdanson,
il avait réalisé un ensemble de jeux d’eau, dont le grand bassin de Saint-Ferréol
(en hommage à Paul Riquet), d’une superficie de 3000 m2 qui sera achevé par Monsieur
de Saint Priest. C’est à cette époque que le Château de Puech Villa prit le nom
de Château d’Eaux. Saint Priest prétendit que la réalisation de l’aqueduc de Pitot
avait tari les sources qui alimentaient ses « jeux d’eau ». Après de nombreux procès,
il obtint, en 1785, une prise d’eau sur l’ouvrage d’environ 70 m3 par jour. En 1791,
Cambacérès fit annuler cette prise, qui fut rétablie en 1822 pour être définitivement
supprimée en 1834, alors que le domaine était la propriété de Monseigneur l’Evêque
de Montpellier. Dans les documents officiels, de 1762 à la moitié du XXème siècle, le
domaine porta les noms de Château d’Eaux, Château d’Eau ou Château d’O. C’est ce
dernier nom qu’adopta le Conseil Général de l’Hérault qui en est propriétaire depuis
1958 (R. Jolivet, 2005). Dans son ouvrage sur le Lez, L. Franck avait imaginé une
hypothèse plus romanesque, avançant que ce nom avait été donné pour éviter toute
confusion avec le château d’eau du Peyrou à l’extrémité de l’aqueduc de Pitot (L.
Franck, 1982).
Suivant les documents consultés, les avis diffèrent quant aux dimensions et caractéristiques
de l’aqueduc. Sa longueur varie ainsi entre 9 et 17,5 km… La plus grande
longueur vient probablement du fait que, le débit des sources de Saint Clément étant
rapidement devenu insuffisant aux besoins de la ville, l’aqueduc fut prolongé, vers
1855, jusqu’à la source du Lez, sur environ 5 km. Dans son ouvrage relatif à la vie et
l’oeuvre de Pitot, Pierre Humbert, qui fut professeur d’astronomie à la Faculté des
Sciences de Montpellier, donne probablement la bonne longueur initiale, exprimée en
unités d’époque, soit « 7134 toises » (c’est-à-dire environ 13900 m) (Humbert, 1954).
Essentiellement souterrain et maçonné, l’aqueduc comporte un certain nombre d’ouvrages
d’art aériens, dont l’estimation du métré varie également, selon les sources, de
931 à 1371 m… Si les arches sur la commune de Montferrier-sur-Lez sont tout à fait
remarquables, les « arceaux » ayant permis le franchissement du vallon de la Merci à
l’arrivée de l’aqueduc à l’esplanade du Peyrou, dans l’axe de la statue royale, constituent
la prouesse majeure du projet de Pitot. Se développant sur plus de 800 m (de
820 à 880 selon les documents…), les « Arceaux », qui ont donné son nom au quartier
traversé, culminent à une hauteur maximale de l’ordre 25 m (de 22 à 28 m selon
les documents…). Construit sur le modèle du célèbre Pont du Gard romain, bien connu
de Pitot lors de la réalisation du pont routier franchissant le Gardon, l’édifice est,
de même, composé d’une série de grandes arches massives supportant des plus petites,
elles-mêmes servant d’assise à l’aqueduc proprement dit. Plus qu’un rappel au
célèbre vestige de l’époque romaine triomphante, la structure de l’ouvrage aurait été
dictée par des considérations visant à assurer une grande stabilité destinée à parfaire
l’étanchéité de l’aqueduc.
Si Pitot jugea que l’emplacement idéal pour la réception des eaux sur la Place Royale
du Peyrou était « le fer à cheval » terminant cette place au nord, il n’avait par contre
pas de projet arrêté pour les ouvrages de réception qu’il considérait relever des prérogatives
des Etats. Il avait d’ailleurs prévu, en attente d’une décision de ces derniers,
d’arrêter la construction des arceaux à une vingtaine de mètres du « fer à cheval »
(CNMHS, 1983). C’est à l’architecte Jacques Nogaret que Pitot confia la conception
du réservoir. La réalisation connut diverses péripéties et, après une mise au concours
en mars 1764, ce fut finalement le projet du montpelliérain Jean-Antoine Giral qui fut
retenu. L’ouvrage modeste envisagé par Henri Pitot se transforma ainsi en un monumental
« temple des eaux » à colonnes… L’aqueduc ne fut terminé quant à lui qu’en
1772 après son raccordement par Giral au château d’eau, comme indiqué plus haut.
La Révolution mit un terme en 1790 aux divers travaux d’aménagement de la Place
Royale du Peyrou, menaçant même le temple des eaux de Giral. Il survécut malgré
tout aux perturbations politiques. La statue équestre du Roi, un temps déposée, réapparut
en 1838… Quant à l’aqueduc, dont l’intérêt public n’avait pas été contesté, il
alimentera la ville jusqu’en 1983, après plus de deux cents ans de service…
III Pitot et l’hydraulique de l’aqueduc
Pitot préfigure l’Ingénieur des Ponts et Chaussées, école dont on considère que la
création résulte d’un arrêté du Conseil du Roi Louis XV en 1747 (elle deviendra
école d’application de Polytechnique en 1795). Nombre de ses anciens élèves vont,
au XIXème siècle, contribuer à l’émergence scientifique et technique de l’hydraulique
moderne. Pitot connaissait les travaux de Pascal en hydrostatique et de Galilée, Torricelli,
Jean Picard et Edmé Mariotte en hydrodynamique. Il procéda lui-même à diverses
études et recherches sur les machines hydrauliques, la manoeuvre des navires, et
inventa, en 1732, le fameux « tube » destiné à mesurer la vitesse d’écoulement d’un
fluide, tube qui porte toujours son nom. En réalité son prototype resta un simple
« jouet » scientifique et fut perfectionné et rendu opérationnel, en 1858, par Henry
Darcy, ingénieur des Ponts et Chaussées, qui a produit de nombreux travaux en hydrodynamique
superficielle et souterraine (Darcy, 1858).
A l’Académie Royale des Sciences, Henri Pitot fut souvent chargé de donner un avis,
en vue d’une éventuelle publication, sur des mémoires d’études hydrauliques adressés
à la célèbre institution. Ses avis positifs laissent parfois supposer, soit une lecture
superficielle des ouvrages, soit des connaissances encore limitées en matière d’hydraulique…
Ainsi, accorda-t-il son « feu vert » à l’ouvrage de Belidor, Commissaire
Provincial d’Artillerie, dans lequel on peut lire (page 271, tome second) à propos de
l’écoulement de l’eau dans une conduite en charge : «…la cause qui produit les frottements
dans un même tuyau se trouvant continuellement répétée le long du chemin
que l’eau doit parcourir, l’on voit que sa vitesse doit aller en décroissant, selon les
termes d’une progression arithmétique, dont le premier serait exprimé par la vitesse
naturelle de l’eau à son entrée dans le tuyau de la conduite (que je suppose rectiligne
et horizontal) et le dernier par la vitesse effective à la sortie de ce même tuyau… »
(Belidor, 1739). M. Belidor semblait ainsi ignorer le « principe de continuité » qui
implique que pour un tuyau de diamètre constant, en régime permanent d’écoulement,
les vitesses à l’entrée et à la sortie d’un fluide incompressible sont identiques…
Et pourtant, MM. Nicole et Pitot jugèrent « que cet ouvrage serait très utile au public
», en foi de quoi le Secrétaire Perpétuel de l’Académie Royale signa le « bon à
tirer »…
En fait, la synthèse des connaissances hydrauliques de l’époque fut produite en 1739
par Daniel Bernoulli dans son célèbre Hydrodynamica (Bernoulli, 1739). Mais il faudra
attendre les travaux d’Antoine Chézy, Ingénieur des Ponts et Chaussées, pour
que soit établie, en 1775, une formule empirique, très simple, permettant d’estimer la
vitesse moyenne d’un fluide en écoulement uniforme à surface libre (Chézy, 1775).
Ce travail remarquable sera cependant pratiquement ignoré pendant plus d’un siècle
et publié aux Etats-Unis en 1897… Prédéterminer le débit capable d’un aqueduc à
surface libre n’était donc pas chose aisée à l’époque de Pitot, et de nombreux ingénieurs
devaient sans doute procéder par analogie avec des ouvrages antérieurs réussis.
Pitot n’échappa probablement pas à la règle lorsqu’il s’interrogea sur la pente à donner
à l’aqueduc de Saint-Clément. Même si certaines données altimétriques rencontrées
dans divers documents de l’époque ou ultérieurs, ne permettent pas d’estimer la
pente de l’ouvrage initial, il semblerait que Pitot l’ait fixée, au stade du projet, à « 20
pouces et 10 lignes (de hauteur) par mille toises (de longueur) », soit un peu moins de
29 cm par km. Il indiqua d’ailleurs que cette pente devait être suffisante, précisant :
« Monsieur Picard n’a donné à la rigole qui mène les eaux de l’étang de Trapes à
Versailles que neuf pouces de pente par mille toises ». Il qualifiera d’ailleurs son propre
ouvrage de « rigole » (Franck, 1982).
Quant à la section de l’ouvrage elle est variable suivant les conditions de terrassement
et son débit capable difficile à évaluer précisément à l’époque. Si Pitot jugea le
débit des sources de Saint-Clément suffisant pour alimenter l’aqueduc en toute saison,
le débit initial de ce dernier n’est pas exactement connu, mais la majorité des
documents consultés s’accordent sur une valeur de 25 litres par seconde. Un rapport
de mesure de débit sera déposé à la Société Royale des Sciences de Montpellier en
1766 où l’on retrouve les noms de Pitot mais aussi du Marquis de Montferrier. Ce
rapport indique un débit de « 4 muids par minute » (Franck, 1982). Le « muid » étant
une unité de volume variant de 270 litres à 700 litres selon les provinces, on pourrait
donc en conclure, qu’à l’origine, le débit de l’aqueduc était compris entre 18 et 47 litres
par seconde. En raison du principe de continuité, s’il n’y avait pas de fuite ou de
prélèvements clandestins (et des opérations ultérieures d’entretien en révélèrent …),
ce débit devait se déverser dans le château d’eau du Peyrou. Pour faible qu’il nous
paraisse, alors qu’aujourd’hui Montpellier prélève pour son alimentation plus de
1000 l/s, ce débit, sur la base d’une consommation de 20 litres par jour et par habitant,
aurait autorisé la satisfaction théorique des besoins de plus de 100.000 habitants.
En réalité, en raison des usages multiples de l’eau hors consommation domestique, ce
débit sera jugé rapidement insuffisant et doublé, dès 1859, par le prolongement de
l’aqueduc à la source du Lez. Les débits prélevés ont continué de croître jusqu’en
1985 pour atteindre la valeur maximale potentielle de 1700 l/s. L’aqueduc quant à lui
cessera son activité en 1983, sa capacité de transport ayant été portée, vers 1900, à
plus de 250 l/s, soit 10 fois le débit initial supposé.
A propos du débit de l’aqueduc et de celui des sources captées, il semble soit que les
estimations de ce dernier aient été quelque peu optimistes, soit qu’il ait évolué au fil
des années. Dans un volume sur la géographie de l’Hérault, la Société Languedocienne
de Géographie (SLG, 1891) indiquait que, vers 1850, le débit délivré variait
suivant les saisons de 9 à 18,5 l/s. C’est cette baisse, associée à la croissance des besoins,
qui entraîna la poursuite de l’aqueduc vers la source du Lez, pour un prélèvement
additionnel, dans cette source, de 25 l/s. Mais la réduction du débit de l’aqueduc
pouvait également venir de celle de ses sections d’écoulement par formation de dépôts
calcaires. Ce document donne ainsi une estimation de l’entartrage moyen annuel
soit environ 1 mm de dépôt. Ce dépôt diminue la section d’écoulement, accroît la rugosité
de paroi suivant sa structure, et par suite réduit le débit capable de l’ouvrage.
Ce constat avait d’ailleurs été fait par M. Lenthéric, Professeur à la Faculté des
Sciences de Montpellier, chargé, en 1837, d’une mission de contrôle de la solidité de
l’aqueduc, et qui regrettait que l’on n’ait pas envisagé, lors de sa conception, une disposition
autorisant son curage, sans arrêter la fourniture d’eau (double canal) (Franck, 1982)
C’est à ce même M. Lenthéric que P. Humbert emprunta une anecdote permettant de
s’interroger sur les connaissances hydrauliques d’Henri Pitot. Le 7 décembre 1765, le
jour de l’inauguration de l’ouvrage, l’eau, qui d’après les calculs de l’ingénieur devait
arriver à une heure donnée, fut sérieusement en retard au point d’impatienter les « officiels
» conviés à la manifestation et de consterner la foule nombreuse assemblée autour
du château d’eau du Peyrou. Quand enfin elle y parvint la foule laissa éclater sa
joie. Lenthéric décrit ainsi l’événement : « On les (eaux) vit s’élancer dans le bassin
du château d’eau, dans celui de la terrasse supérieure du Peyrou, en limpides cascades.
Quand on les vit se relever en gerbes puissantes dans les bassins inférieurs, il y
eut une explosion soudaine de joie, des transports d’allégresse publique manifestés
longtemps, suivant les moeurs de nos climats méridionaux, par les démonstrations les
plus bruyantes et les plus vives » (Humbert, 1954).
Quelle était donc la raison de ce « retard » ? Il est difficile d’avancer que Pitot ait attendu
le jour de l’inauguration pour tester son ouvrage et qu’il n’ait pas procédé à
quelques essais préalables dont l’inauguration aurait constitué l’apothéose. Que
s’était-il donc passé ? Quelque vanne ou « batardeau » provisoire aurait-il interrompu
l’écoulement « quelque part » ? Pitot aurait-il dépêché quelqu’adjoint pour remédier à
l’incident ? La description faite par Lenthéric laisse à penser que l’aqueduc était en
régime transitoire le jour de l’inauguration. Dès lors, peut-on, aujourd’hui, se livrer à
divers calculs quant au temps de transit de l’eau dans l’ouvrage entre Saint Clément
et Montpellier.
Les documents consultés ou les renseignements obtenus indiquent un radier de canal
de 0,3 à 0,7 m. Compte tenu de la pente de 0,29/1000, la valeur inférieure est impossible
dans la mesure où le débit de 250 l/s, délivré à partir de 1900, n’aurait pu
s’écouler que sous une profondeur supérieure à 2,5 m. Si l’on considère un radier de
0,7 m de large, le débit initial, soit 25 l/s, devait s’écouler sous une profondeur de
l’ordre de 0,13 m, avec une vitesse d’environ 0,25 m/s. Le temps de transit en régime
permanent devait donc être de 14 à 15 heures. On peut vérifier les hypothèses géométriques
retenues à partir des données de la Société Languedocienne de Géographie qui
indique que le dépôt de calcaire dans l’aqueduc atteignait, lors des études réalisées en
1862, 1,25 litre par an et par mètre « soit à peu près l’équivalent d’une couche uniforme
de 0,001 m déposée par an sur la section mouillée de l’aqueduc » (SLG,
1891). Le périmètre mouillé de l’aqueduc, en supposant le dépôt uniformément réparti,
était donc de l’ordre de 1,25 m. Le débit de cette époque, soit 50 l/s, s’écoulait, selon
les hypothèses retenues, sous une profondeur de 0,22m, soit un périmètre mouillé
de 1,14 m tout à fait comparable au précédent.
Les équations régissant les écoulements non permanents (transitoires) à surface libre
furent établies, en 1871, par Adhémar Jean-Claude Barré de Saint Venant (Saint Venant,
1871). Leur résolution numérique est banale depuis seulement quelques dizaines
d’années, grâce à l’essor des calculateurs « digitaux » électronique : les « ordinateurs
»… En régime transitoire, des simulations d’un lâcher de 25 l/s à Saint Clément
indiquent que la manifestation du débit au Château d’eau du Peyrou se produirait environ
9h30 plus tard le débit variant de 0 à 25 l/s en 9h environ mais atteignant une
dizaine de l/s au bout de 12h. Ces temps sont donc inférieurs à ceux issus du régime
permanent, le seul dont Pitot avait connaissance. Pitot, inventeur d’un instrument destiné
à mesurer la vitesse d’écoulement d’un liquide, aurait-il surestimé cette dernière ?
Cela semble peu probable, car sachant mesurer la hauteur d’eau dans l’aqueduc,
il aurait conclu à un débit plus important. Le « retard » constaté le jour de l’inauguration
ne peut donc être expliqué par ses connaissances en hydraulique et devait avoir
une origine plus « ordinaire ».
IV Conclusion…provisoire
Grâce à ses compétences mais aussi à sa ténacité et sa force de persuasion, Henri Pitot
a réalisé, à la fin de sa vie, un projet utile à la collectivité et resté en sommeil pendant
plus de 5 siècles. On dit qu’il en coûta 1 million de livres à la ville. La somme
était considérable et représentait, par exemple, le prix de 4 millions d’anguilles, poisson
très prisé… Les experts en économie et histoire des monnaies concluraient
qu’elle est équivalente à près de 8 millions €. Mais, à raison de 25 l/s pendant 100 ans
elle ne représente guère plus de 0,1 € par m3 en investissement et l’aqueduc rendra en
fait service pendant plus de 200 ans… Rien à voir avec le prix actuel pour l’eau à
usage domestique. Relativité des choses…
L’essor des sciences et des techniques, commencé à l’époque de Pitot, au cours du
« siècle des Lumières », allait, dans les temps à venir, réduire les délais entre les projets
et leurs réalisations. Ainsi, lorsqu’en 1891, l’ingénieur Aristide Dumont, alors à
la retraite, proposa d’utiliser l’eau du Rhône pour alimenter les villes en rive droite
du fleuve jusqu’à Montpellier, il fit froncer les sourcils « aux responsables » d’alors.
Et pourtant, moins de 65 ans plus tard, Philippe Lamour obtenait, in extremis il est
vrai, en février 1956, la signature du décret qui autorisait la future Compagnie
d’Aménagement du Bas-Rhone-Languedoc (BRL) à prélever 75 m3/s dans le fleuve,
pour conduire l’eau à travers le Languedoc assoiffé. C’était ce même Aristide Dumont
qui avait, en 1868, fait abandonner le projet de réactiver l’aqueduc du Pont du
Gard pour approvisionner la ville de Nîmes…
Lorsqu’en 1994, l’auteur de ce « récit » mis en contact BRL et la Région de Catalogne,
en vue de la réalisation d’un « tuyau » de 330 km destiné à alimenter la ville de
Barcelone à partir du canal de la compagnie arrêté à Maugio, au sud de Montpellier,
d’autres sourcils se froncèrent. Et pourtant avec un débit potentiel de 10 m3/s, pouvant,
sur le trajet, satisfaire les besoins à venir du Languedoc-Roussillon, et un coût
estimé à 1 milliard €, ce projet, par l/s et km parcouru serait 75 fois moins coûteux,
en investissement, que ne l’avait été celui de l’aqueduc de Pitot, et concernerait de 5
à 7 millions de personnes… Il est actuellement en sommeil, mais il n’a finalement
que 13 ans… Pour l’heure, la Région Languedoc-Roussillon envisage de construire
un « petit tuyau » pouvant conduire l’eau de BRL jusqu’à Narbonne…
L’histoire des aménagements hydrauliques témoigne que s’il faut du temps pour résoudre
les problèmes liés aux usages de l’eau, les particularismes étroits et autres
égoïsmes locaux ne sauraient durablement priver de l’accès à l’eau ceux qui en ont
besoin. Comme l’aurait dit un humoriste contemporain dont on s’accorde à reconnaître
que son humour nous manque un peu : « Les paroles s’envolent, seuls…les aigris
restent ! »…
en n’oubliant pas, toutefois, comme se plaisait à le dire Lénine, que : « La confiance
n’exclut pas le contrôle »…
Transmis par Jean-Pierre Fredouille.
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