mardi 22 février 2011

Petite histoire d’adduction d’eau à Montpellier

Par Nicole Heintz. Enfin, en 1752, un Arrêt du Conseil d'État du Roy (Louis XV) autorise que les eaux des fontaines Saint-Clément et Boulidou soient conduites sur la place du PEYROU....
Petite histoire d’adduction d’eau à Montpellier

            Dès le XIIIème siècle, la ville de Montpellier a soif, tributaire des épisodes de sécheresse où les puits sont vides ou d'apports diluviens où les eaux lessivant les sols ne sont pas toujours de bonne qualité.
            Enfin, en 1752, un Arrêt du Conseil d'État du Roy (Louis XV) autorise que les eaux des fontaines Saint-Clément et Boulidou soient conduites sur la place du PEYROU. Mais comment l'acheminer et surtout payer la dépense pour les travaux nécessaires? L'arrêt stipule que « la dépense du prix des ouvrages sera couverte » par:
- la levée de la subvention (traduisons taxe) sur la viande de boucherie pendant 9 ans: Mangez carné et vous aurez de l'eau à volonté toute l'année...
- la coupe annuelle ordinaire du bois de Valenne.
            Et les autorités montpelliéraines (premier Consul, Jean-Antoine de Cambacéres, Officiers municipaux, Notables) s'adressent à un grand bâtisseur de la région, né à Aramon (Gard) en 1695, Henri Pitot.
            Cet ingénieur-physicien a déjà beaucoup d'expérience et une grande renommée: il est ingénieur en chef des États du Languedoc depuis 1740 et chargé notamment de la surveillance des installations du canal du Midi, dessiné par Paul Riquet; il s'est intéressé aux mouvements des fluides: il étudie le rendement des machines hydrauliques et des pompes; il conçoit un tube pour la mesure de l'écoulement d'un fluide, "tube de Pitot", présenté devant l'Académie des Sciences en 1724. C'est donc l'homme tout indiqué.
            Et en 1753, M. Pitot présente en 14 pages (non compris les dessins et les épures) un "Devis des Ouvrages nécessaires pour conduire les Eaux de la Fontaine de Saint-Clément dans la Ville de Montpellier".
            La source de Saint-Clément, note-t-il, est « la source la plus abondante qu'il y ait aux environs de Montpellier… elle est située à une lieue et demie (= 6,7 km) au nord de Montpellier… elle sort de la Montagne et va se jeter dans la rivière du Lez qui coule à un demi-quart de lieue (= 555 m) à l'orient ». Son débit est mesuré par temps de sécheresse ou autre temps (1300 à 1600 m3/24 h), « quantité d'eau abondante et plus que suffisante », conclut M. Pitot.
            Suivent alors les détails du chemin choisi pour garder le niveau de la pente pour l'écoulement de l'eau. La longueur totale atteint 7.134 toises (= 13,9 km), ce qui fait supposer bien des détours. M. Pitot, d'ailleurs, s'en justifie: « Dans les ouvrages pour la conduite des Eaux, il est rare que le plus court chemin soit le plus avantageux, ou le moins dispendieux; il faut éviter, autant qu'il est possible, les hauteurs et les bas-fonds… ».
            En effet, il faut contourner des petites collines, puis la "Montagne de Montferrier" par le côté du levant, enjamber le ruisseau de Montferrier, sauter le vallon du lit de la Lironde, suivre le grand chemin de Ganges, franchir "la petite rivière du Verdanson", passer sous le chemin de "Gravels", puis sous le château d'Alco pour arriver dans l'alignement de la statue équestre à la Porte du Peyrou où il reste à traverser "les bas-fonds de la Mercy" (aujourd'hui, le boulevard des Arceaux).
            Quand il faut contourner, suivre un chemin, "passer sous", la conduite est alors enterrée et couverte en dos-d'âne; mais s'il faut enjamber, sauter ou franchir, elle est supportée par un aqueduc ou par des arceaux pour garder la pente et ne pas descendre trop bas dans les ravins ou lits de ruisseaux. Le dispositif est complété par un réservoir d'origine à 2 pieds 3 pouces (= 0,73 m) au-dessous de la source Saint-Clément d'environ 105 m3 y compris les épaisseurs de pierres le bordant, et d'un réservoir de distribution de même taille, situé dans un terre-plein de la promenade du Peyrou, appelé l'Isle de la Reine, et "exposé aux yeux du Public" donc entouré d'un mur d'enceinte de pierres de taille terminé par un entablement orné de quelques moulures. De là, partent des conduites dans la ville: « à la Canourgue, du côté de Saint-Pierre, à l'Évêché et ailleurs », où seront placées des fontaines publiques, sans oublier les abreuvoirs pour les chevaux et les lavoirs, rendez-vous des lavandières. On n'en est pas encore au robinet au-dessus de l'évier, ni aux lave-linge. Tout le trajet est ponctué de regards couverts, de 100 toises en 100 toises (200 m en 200 m), carrés d'1,6 m de côté, pourvus d'une porte en pierre à fermeture de bois et gonds scellés en plomb.
            Toutes les structures nécessaires sont très détaillées quant aux épaisseurs des matériaux, profondeurs des creusements, élévation des aqueducs. Réservoirs, rigole (= conduite) et aqueducs sont en pierre de Pignan ou de Saint Jean de Védas. La composition des mortiers est même donnée: soit "3 parties de sable de rivière ou de mine et 2 parties de chaux", soit "un tiers de chaux vive nouvellement éteinte sur deux tiers de pouzzolane".
            Enfin, M. Pitot termine en stipulant que l'entrepreneur sera responsable de tous les ouvrages pendant 4 années, à compter du jour de leur réception. On n'en est pas encore à la prescription trentenaire.
            M. Pitot ne verra pas l'achèvement de cette adduction. Il meurt en 1771; et c'est Jean-Antoine Giral (1720-1787), architecte né à Montpellier, qui finira l'ouvrage par l'édification du château d'eau, en temple hexagonal, en 1772.
            Mais l'histoire de l'aqueduc de Saint-Clément n'est pas terminée; car, comme à l'accoutumée, on bâtit mais on n'entretient pas car c'est onéreux et dénué de prestige. Nous verrons la prochaine fois comment la ville va tenter de tirer des profits de cette "eau courante" en 1792, puis les cris d'alarme et les propositions de réfection de la conduite au début du XIXème siècle.

            En 1772, l'eau coule à Montpellier d'abondance. Pour que sa distribution soit mieux répartie, trois fontaines sont construites : en 1773, celle des Licornes (sur la place Jean-Jaurès, puis transférée place de la Canourgue où nous pouvons encore l'admirer), en 1776, celle de la place Chabaneau et celle de la place de la Comédie, la fontaine des Trois Grâces.
            Les années passent ; la ville croît, l'eau est parfois à peine suffisante et surtout l'entretien de ces 13,9 km est très onéreux.
            Aussi en 1792, la Commune demande un rapport sur l'utilisation de l'eau et les moyens d'en tirer profit. 1792 : année de tous les bouleversements : guerre contre les Prussiens, abolition de la royauté, élection de la Convention nationale au suffrage universel masculin.
            Mais à Montpellier, le "Conseil général" se réunit, c'est-à-dire 7 officiers municipaux, 20 notables, le procureur de la Commune (M. Fargeon) et son substitut ; on est loin de Paris, la royauté ne donnera plus d'argent et les caisses de la République sont surtout utilisées pour la guerre.
            "Les eaux de Saint-Clément… n'offrent pas seulement à la Commune un objet de la plus grande utilité…, l'excédant de ces eaux, aliénable à des particuliers, peut lui fournir encore un revenu considérable" débute le rapport. Point décisif : La Commune a acquis le sol de la source et celui où passe l'aqueduc ; elle est donc seule propriétaire des eaux. Environ la moitié alimente les fontaines publiques, l'autre moitié peut être cédée aux 98 particuliers recensés, pas "vendue, mais affermée, sous la réserve de la reprendre si l'utilité publique venait jamais à l'exiger", précise le rapport. On est en République : taxer ces prises suivant la contribution foncière est déclaré injuste : "la valeur des maisons est différente suivant les quartiers tandis que la valeur de l'eau est égale partout". L'estimation sera individuelle, payée, en rente annuelle révisable tous les trois ans. Toutes les prises d'eau publiques ou particulières seront munies de robinet avec un bouton-poussoir. Des commissaires inspecteront quatre fois par an toutes les installations et vérifieront que "la terre qui recouvre l'aqueduc… n'est point labourée et ensemencée par les voisins" (!).
            Et la France continue à vivre les cahots des affamés de pouvoir ; le Directoire s'installe, puis Bonaparte devient Napoléon qui organise l'administration du territoire en département dont chaque point doit pouvoir joindre la préfecture en pas plus d'une journée à cheval.
            Donc en 1805 (pardon : 4 vendémiaire an quatorze), le Préfet du département de l'Hérault publie un arrêté, faisant état de "dégradations très alarmantes de l'aqueduc, provenant d'une longue négligence dans les travaux d'entretien" et intime au Maire de Montpellier de convoquer dans les trois jours "le Conseil Municipal… à l'effet de délibérer sur les meilleurs moyens à employer pour la conservation et la restauration du dit-aqueduc". Suivent 12 articles sur la formation d'une commission, la nomination de conservateur, d'experts, la teneur de rapports et de procès-verbaux. Il n'est pas précisé à quoi a servi l'argent versé par les particuliers pour leur prise d'eau depuis 13 ans…
            Aux Archives du Patrimoine, pas de trace imprimée de ce conseil municipal.
            Mais en 1832, sous Louis-Philippe (car la Restauration est advenue, avec ses avatars : Louis XVIII est mort, Charles X contraint à abdiquer à la suite du soulèvement des Trois Glorieuses), un événement inattendu se produit : une épidémie de choléra qui fait 18 000 morts à Paris. Il est temps de s'inquiéter de la qualité de l'eau et de l'état des installations : "quand il pleut, des infiltrations bourbeuses qui gâtent l'eau, engorgent les conduites et altèrent la santé des citoyens". Un compte rendu est publié sur le débit de la fontaine Saint-Clément : "La population de Montpellier, y compris Celleneuve, est à peu près de 36 000 âmes. Chacun peut disposer de 35 l/jour", avec les puits personnels environ 50 à 60 l/jour : quantité des besoins normaux des habitants (de nos jours, environ 10 fois plus) ; mais une partie des eaux est détournée pour l'irrigation des jardins ou livrée à
quelques établissements industriels (ça nous rappelle des problèmes tout récents). Il est toujours question d'un entretien défectueux et du manque de fontaines et lavoirs.
            Un nouvel épisode de choléra, mais qui se développe dans le Midi, survient en 1835 et va probablement alerter plus sérieusement les édiles et précipiter le cours de leurs préoccupations sur la qualité de l'eau distribuée dans la ville.
            Nous verrons, par la suite, les propositions soumises par des "experts" au Conseil Municipal et même apparaître la suggestion d'utiliser le Lez comme source d'eau supplémentaire.

Nous avions laissé les édiles de Montpellier devant la menace du choléra de 1835 et l'inquiétude de l'approvisionnement en eau de la ville.
Cependant dès 1834, un concours est "ouvert pour une nouvelle distribution des eaux de Saint-Clément". Ce n'est qu'en mai 1837 qu'une commission "chargée d'apprécier le mérite des projets" se réunit, présidée par M. Parlier, premier adjoint. M. Lenthéric, professeur à la Faculté des Sciences, est désigné comme secrétaire. S'y adjoignent huit membres plutôt disparates: trois conseillers municipaux, un ingénieur en chef des Ponts et Chaussées, un architecte, un propriétaire, un colonel d'Artillerie et un colonel du Génie. Ils ont trois projets à examiner qui doivent exposer l'état de la source, celui de l'aqueduc, celui de la pureté de l'eau et une distribution améliorée dans la ville. Les auteurs surprennent: le n° 1, M. Benoit, est capitaine d'Etat-Major attaché à la 9ème division; le n° 2, M. Poitevin, est inspecteur des Travaux Publics de la ville ; le n° 3, M. Boyer, est élève en médecine !
Les dix membres de la commission ont assumé leurs responsabilités très sérieusement: ils "ont pris séparément connaissance" des mémoires, "fait ensuite une visite à Saint-Clément, pour connaître l'état de la source, […] parcouru toute la longueur de l'aqueduc (je rappelle: 13,9 km), examiné l'intérieur à presque tous les regards". Il n'est pas dit où ils ont réparé leurs forces à midi, ni s'ils ont dégusté du vin de la région.
Le rapport de la commission comprend 50 pages, en 6 chapitres très détaillés et des conclusions. Le système métrique a été institué en 1793, et les mesures sont données en mètres, centimètres, sauf le pouce d’eau pour exprimer les débits par 24 heures, convertis par contre en litres/minute. Les dépenses afférentes à la réparation et l'amélioration de l'aqueduc sont chiffrées en livre ou en franc qui a été créé en 1803 et est resté stable jusqu'en 1914 (ce qui paraît aujourd'hui fantastique).
Les trois auteurs s'accordent sur les dégradations de l'aqueduc: des racines d'arbustes et de ronces "pénètrent dans l'intérieur, […] rendant les eaux troubles", des propriétaires ont déplacé la clôture de leur jardin au-dessus de l'aqueduc, un "creux à fumier" a même été installé dessus, "le passage habituel des personnes au-dessus de l'aqueduc a usé en partie les couvertes". La rigole (= conduite) est rétrécie par des dépôts calcaires. Il faut donc nettoyer, réparer, désengorger et même élargir la rigole "en la portant à 40 cm.
Les eaux de Saint-Clément, "personne n'a jamais eu à s'en plaindre, c'est la meilleure preuve de leur bonté sous le rapport hygiénique" (à combien de morts dit-on qu'elle est insalubre?). Les dépôts de carbonate de chaux seront difficiles à éliminer: dans les bassins, "usage de plusieurs agitateurs mis en mouvement par l'action du vent" propose le projet n° 2, "distillation générale des eaux de Saint-Clément" propose le 3ème, procédé que la commission trouve "embarrassant et nuisible à la bonté des eaux" sans plus d'explication. (Qu'en pensent nos producteurs d'appareils épurateurs variés ?)
L'approvisionnement en eau de Montpellier exprimé en "nombre de litres que peut dépenser par jour chaque individu" est évalué entre 40 et 67 l. Aujourd’hui: 150 l.
Reste la distribution de l'eau dans la ville, pour laquelle tous ont regretté qu'il n'existe aucun plan général. Les conduites sont en poterie, à remplacer par des tuyaux en fer coulé, déjà employés à Toulouse. Ceux-ci seraient à loger dans des galeries qui "serviraient aussi d'égouts. Les conduites des eaux seraient supportées dans la partie supérieure" (tout de même!) précise le n° 2. En "cas d'incendie, à côté de chaque point d'émission se trouve une borne qui peut à volonté donner à gueule bée toute l'eau qui circule dans la conduite". De plus, le n° 3 propose de "mettre en réserve pendant la nuit une partie des eaux qui arrivent au Peyrou" dans un bassin de "20 pouces ou 400 mètres cubes", disponible immédiatement contre les incendies. Un plus grand nombre de lavoirs publics et d'abreuvoirs sont nécessaires, ceux-ci à la porte des casernes et près de l'Esplanade (y vient-on s'y pavaner en calèche? A quand la piétonisation?). Quant aux lavoirs, la commission est très prudente, sinon pudique: "Il ne serait pas convenable de (les) mettre aussi près des promenades publiques. La vue du linge […] serait peu agréable (de même que) l'état de désordre dans lequel sont ordinairement les laveuses". A bon entendeur, salut.
Pour l'augmentation de l'approvisionnement en eau : le n° 1 propose diverses sources, dont celle du Lez qui est à 3,615 m au-dessus du bassin de Saint-Clément et permettrait de doubler la quantité d'eau que reçoit la ville. Le n° 3 y conçoit des puits artésiens qui atteindraient à une profondeur de 42 ou 45 m "la nappe d'eau qui alimente toutes les sources du bassin du Lez". Il y a donc presque 170 ans que des "experts" ont lorgné du côté du Lez pour l'eau de nos robinets; nous savons ce qu'il en est advenu.
La commission conclut: aucun projet ne répond complètement au programme du concours, mais le mémoire n° 1 est "bien supérieur aux deux autres" (Vivat! le Capitaine d'état-major!). "Aucun d'eux n'a mérité en entier la prime de 6000 francs promise"; accordons 2500 francs à l'auteur du mémoire n° 1 et 1000 francs à l'inspecteur des Travaux Publics et à l'Élève en médecine. Ça fait 1500 francs d'économisés. Le Conseil municipal, réuni deux semaines plus tard, adopte cette proposition et décide d'imprimer ce rapport, qui servira "de guide aux déterminations qui seront prises ultérieurement". Ce qui ne l'engage à rien…
L'aqueduc n'est plus que "les Arceaux" et un chemin piéton qui se perd vers le nord de la ville et les vignes, en bien mauvais état à nouveau.
Nous voudrions que ces lignes attirent l'attention des édiles pour une nouvelle rénovation de cet antique patrimoine, ne fut-ce qu'en souvenir de tous nos ancêtres qui l'ont bâti et s'en sont préoccupé.

Je tiens personnellement à m'excuser pour les erreurs qui auraient pu se glisser dans cet exposé, à remercier le personnel et la conservatrice du Patrimoine de la médiathèque Emile Zola pour leur amabilité et les images numérisées de tous les documents, enfin M. Lemuet qui a pris la peine de doubler le format des 96 vues (10 x 6 cm) difficilement lisibles.

Nicole HEINTZ

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