mardi 7 avril 2020

Henri Pitot : un destin exceptionnel

Henri Pitot fait partie de ces génies du 18ème siècle, de ces savants de l'Ancien-régime qui honoraient la France de leurs savoirs. Il compte au nombre des personnalités dont Montpellier et le Languedoc peuvent s'enorgueillir .... lire la suite

Avec l'aimable autorisation de Fabrice Bertrand, administrateur de la page Montpellier, patrimoines, histoire et souvenirs



1ère partie : la découverte d'un génie.

Henri Pitot fait partie de ces génies du 18ème siècle, de ces savants de l'Ancien-régime qui honoraient la France de leurs savoirs. Il compte au nombre des personnalités dont Montpellier et le Languedoc peuvent s'enorgueillir. On sait tous, nous autres Montpelliérains, qu'on lui doit l'aqueduc Saint-Clément, auquel on donne de façon usuelle son nom. Mais on ne connaît pas réellement sa vie... et c'est ce que nous allons vous conter à l'aide de plusieurs publications. Henri Pitot naît le 31 mai 1695 au sein d’une famille bourgeoise installée à Aramon dans le Gard, mais dont la richesse avait été ternie par les Guerres de Religion. Sa famille paternelle était en fait originaire du village de Marguerite, aux riches plaines céréalières, et sa mère Jeanne de Julian appartenait à une famille en voie d'anoblissement de la prospère cité de Beaucaire.

Ce fils d'une famille nombreuse - dix frères et soeurs au total - entre en tant que pensionnaire au Collège des Doctrinaires de Beaucaire mais il n’est pas du tout séduit par leurs enseignements qui portent en priorité sur la grammaire, le latin et le grec. Désespéré par le jeune Henri, son père décide de signer un acte d’engagement dans le régiment de Royal Artillerie. Sa carrière aurait pu être celle d'un cadet de famille, qui pour gagner son quotidien, se serait perdu sur un champ de bataille. Mais son destin fut autre, à l'image de ce qu'un prophète gardois avait prédit à ses parents : Un jour il fera honneur à sa famille.

C'est à partir de 1713 que sa vie va connaître un autre horizon. Déambulant dans les rues de Grenoble où il vient d’être muté, il trouve un ouvrage qui attire son attention. Il s’agit d’un traité de géométrie. Il se passionne pour ce qu'il y découvre et sait que son avenir ne sera pas celui d'un militaire de carrière. D'ailleurs, au même moment, la paix de Rastadt est signée et met fin à la guerre de la succession d’Espagne. Il revient alors à Aramon, dans la maison familiale, où il dévore la géographie du Père Labbe et construit une mappemonde sur laquelle il dessine mers et continents. Il se lance alors dans la lecture des travaux d'Euclide, Denis Henrion, Deschalès, dans l’arithmétique de Le Gendre et dans celle des traités d’arpentage et de balistique. Il se perfectionne encore et dévore des ouvrages plus complexes encore devant lesquels il ne baisse jamais les bras. L'astronomie devient une passion. Il profite d’une tour de la maison paternelle pour y installer un observatoire depuis lequel il trace une méridienne et d’autres éléments d’astronomie. Depuis son belvédère, il se livre à de surprenants calculs mathématiques qui ne manquent pas d’interroger son père. Ce dernier demande alors à un abbé d’Uzès de tester l’étendue des connaissances de ce rejeton qui n'avait jamais brillé dans ses études. Le pauvre abbé qui devait être un érudit - ou pas - lui dit que son niveau d'instruction est surprenant et qu’il doit continuer ses études à Paris où est réellement sa place. Le cancre s’est transformé en savant au grand étonnement de son père qui, face à la détermination de son fils, n’a d’autres possibilités que de suivre les prescriptions du religieux.

En 1718, à l’âge de 23 ans, Henri part donc à la capitale armé d’une lettre de recommandation de la marquise d’Aramon auprès du grand physicien Réaumur. Il est particulièrement bien reçu par le savant qui lui ouvre son immense bibliothèque composée de livres traitant de tous les domaines. Il se passionne alors pour l’hydraulique et l’astronomie et passe quelques soirées à l’Observatoire où il travaille avec de jeunes apprentis qui, comme lui, espèrent entrer rapidement à l’Académie royale des Sciences et ainsi vivre de leurs passions. Pour ce faire, il produit une étude très remarquée sur une éclipse de soleil prévue le 22 mai 1724. Il est le seul à trouver la durée de cette éclipse à l’aide des travaux de Le Hire et en publie les résultats dans le Mercure de France en 1722. Ses excellents résultats lui ouvrent la porte de l’Académie où il est nommé adjoint mécanicien.

A l’âge de 32 ans, il est promu associé mécanicien avec un vote unanime de l’Assemblée. Cette audace ne lui permet toutefois pas d’entrer à l’Académie des Sciences dans la section Astronomie. Il est en effet doublé par un de ses confrères languedocien, le biterrois Jean Jacques Dortous de Mairan. Cet échec ne lui fait pas baisser les bras. Au contraire... Il s’attache encore plus au service de Réaumur et l’accompagne dans le Nivernais, et plus particulièrement dans les forges de Cosne. Il étudie alors les porcelaines et les vernis, dont le succès devient de plus en plus important à la cour de Louis XV. En 1732, ce touche à tout de génie aide l'immense scientifique à mettre au point son thermomètre, - qui sera connu sous le nom de thermomètre de Réaumur - notamment en travaillant à l'étalonnage et au dessin des graduations.

Durant cette période, de 1724 à 1742, il rédige également trois mémoires d’astronomie, six de géographie, et cinq d’hydraulique. En 1731, il publie la théorie de la manœuvre des vaisseaux qui est traduit en anglais et cette traduction lui vaut en 1740 une brillante élection à la Société Royale de Londres. En parallèle de ces travaux scientifiques, il découvre l'art de l'ingénierie et de l'architecture. Il surveille notamment le lancement d’un pont à l’Isle Adam et suit avec beaucoup d’intérêt la construction de la façade de Saint-Sulpice. Débute alors la seconde partie de sa vie que nous conterons prochainement. Celle-ci nous conduira en Languedoc où le président-né de la province souhaite s'associer les talents de ce brillant scientifique et va lui confier d'importants chantiers : l'asséchement des marais d'Aigues-Mortes, de l'aqueduc Saint-Clément ou encore de doublement du Pont du Gard, parmi tant d'autres...

2ème partie : Retour au pays (1740-1771)
C'est en 1740 que l’archevêque de Narbonne, président né des Etats du Languedoc, demande à l’Académie de Paris un rapport sur l’assèchement des marais d’Aigues-Mortes où règne une mortalité terrible, due au paludisme. Henri Pitot, reconnu comme un des meilleurs hydrauliciens du royaume de France, est délégué pour donner son avis. Il fait une investigation systématique des territoires languedociens et les Etats sont particulièrement satisfaits du travail effectué. Il propose que les graus soient entretenus, et que de nouvelles circulations d’eau soient créés afin de réduire les eaux croupissantes. Sage précaution qui va permettre aux populations de ces territoires de trouver une vie meilleure, mais également une gestion différente des salins dont le Languedoc va tirer d’énormes profits. Les dignitaires de la province, et en particulier l’archevêque de Narbonne, président-né des Etats, souhaitent s'associer les services de cet immense scientifique.

En 1742, ils lui offrent le poste de directeur du Canal Royal du Midi et des Travaux Publics, dans la Sénéchaussée de Nîmes, une charge particulièrement importante et rémunératrice. Et c'est dans l'exercice de cette fonction qu'il va révéler une maîtrise parfaite de la technicité de son temps mettant en application sur le terrain ses théories. Il faut imaginer que pour le scientifique qu’il est, renoncer à sa vie parisienne et à l’effervescence scientifique, ne fut pas un choix facile. Il accepte toutefois de faire ses bagages en 1742 avec le titre de pensionnaire vétéran de l’Académie des Sciences. Mais ce n’est pas pour autant qu’il perd le contact avec ses anciens collègues de l’académie. Il se rend durant son séjour languedocien à huit reprises à Paris et envoie des plantes méditerranéennes à Réaumur. Il entretient une importante correspondance avec ses amis scientifiques de la capitale, mais également avec Voltaire, alors que l’homme de calculs mathématiques qu’il est, s’intéresse assez peu à la philosophie. Même éloigné de Paris, l’Académie continue à lui rendre hommage.

En 1748, Pitot, le Languedocien, est nommé pensionnaire géomètre de l’Académie par choix du Roi et de l’Académie. Il devient également examinateur des inventions. C’est ainsi que le maréchal de Saxe présente une machine à remonter les fardeaux, devant laquelle il répliqua que seul le père éternel pourrait la faire fonctionner. Devant une telle franchise, le maréchal va accepter de recevoir des leçons d’Henri Pitot et va nouer avec lui une vraie amitié. Après une vie bien remplie de réalisations qui ont changé la vie de ses contemporains, et sur lesquelles nous reviendrons dans trois prochaines publications, Pitot prend sa retraite en 1762. Quatre ans plus tard, il est très fatigué par ses nombreux déplacements et s’installe à Aramon où sa passion ne se dément pas. Il construit nombre de modèles réduits de machines hydrauliques, fait des expériences de physique et des calculs sur le cours des comètes. C’est le 27 décembre 1771 que le savant pousse son dernier souffle. Son corps est inhumé dans la chapelle de l’église des Recollets d’Aramon où il avait construire son tombeau. De façon terrible, en 1837, l’église est désaffectée et transformée en écurie, les restes du grand homme sont jetés dans une fosse commune. « Sic transit gloria mundi », Ainsi passe la gloire du monde…

Pour continuer à vous dévoiler la vie de Pitot, nous vous invitons aujourd'hui à découvrir le genie qu'il mit en œuvre à partir de 1743 dans le secteur du Pont du Gard afin d'assurer une meilleure communication entre le Gard Rhodanien et le Languedoc.
Le doublement de l’aqueduc du Pont du Gard par un pont routier est en fait un des tous premiers projets d’aménagement mené en Languedoc par l’académicien ingénieur mécanicien Henri Pitot. Il y intervint dans le cadre de ses nouvelles fonctions à la demande des Etats du Languedoc. Ces derniers souhaitaient assurer une meilleure circulation sur le grand chemin royal qui ouvrait le Bas Languedoc sur les régions du centre, du Lyonnais et dans leur prolongement Paris. Il en allait également de la vitalité commerciale de la place de Beaucaire où se tenait la plus grande foire du sud de la France.
Jusqu’à l’intervention d’Henri Pitot, le franchissement du Gardon était particulièrement délicat. Il existait bien un pont, le pont Saint Nicolas de Campagnac, en amont du Pont du Gard, mais on ne pouvait l’emprunter qu’après un important détour et encore une fois franchi, l’accès à Nîmes se faisait par une route quasiment impraticable pour les charrettes. On avait également la possibilité de passer sur un gué en aval de Remoulins, mais compte tenu du caractère imprévisible du Gardon, sa traversée était très aléatoire et de toutes façons risquée pour les marchandises et les voyageurs.
Il n’existait donc pas de réels moyens sécurisés pour franchir le Gardon si ce n’était l’ancien aqueduc romain qui ne servait plus à transporter l’eau jusqu’à la ville de Nîmes et que l’on avait petit à petit aménagé en pont routier pour permettre le passage des voyageurs. En effet, l’aqueduc connu sous le nom de Pont du Gard cessa d’alimenter la Rome française au commencement du 6ème siècle, où à la suite de la bataille de Vouillé, les Francs prirent le contrôle de la région d’Uzès, alors que les Wisigoths se maintenaient sur le territoire nîmois. Mais ce fort modeste passage n’était accessible qu’après un important détour et en aucun cas avec de lourds chargements. De plus le chemin d’accès se retrouvait fréquemment sous les eaux du fleuve tempétueux. Donc son utilisation restait très aléatoire.

Depuis la fin du Moyen Age, on avait creusé les arches du second niveau afin de permettre une circulation entre les deux rives. Ces échancrures dans les piliers s’accroissaient de siècle en siècle pour laisser passer de plus lourds chargements jusqu’à un point assez dangereux puisque ces échancrures mettaient en péril la stabilité de l’édifice. A l’extrême fin du 17ème siècle, la pérennité de l’ensemble devenait de plus en plus délicate et les Etats se résolurent à réparer ces échancrures et à leur préférer des passages sur encorbellement au niveau des piles sur les avant-becs. Ceci ne résolvait pas pour autant le problème de la circulation puisqu’aucun chargement important ne pouvait de toutes façons y passer. Seules les petites charrettes tirées par des mulets pouvaient l’emprunter
Henri Pitot étudia quatre possibilités de franchissement du Gardon. Mais rapidement, son choix se porta sur l’adossement d’un nouveau pont routier à l’antique aqueduc. Les facilités de fondation que présentait le collement de l’aqueduc et du nouveau pont poussa Pitot à préférer cette solution. En effet, l’objectif de sa mission était de produire un franchissement permanent et réalisé pour l’éternité.

Les autres projets mis à l’étude auraient été trop onéreux en construction, ou techniquement impossible, ou encore trop lourds en entretien. Le nouveau pont routier devait prendre appui sur sa face est, au niveau de l’étage inférieur du Pont du Gard. Une nouvelle route devait être créée pour se raccorder à la voie principale. Certes la route était plus longue mais les coûts étaient moindres pour les Etats du Languedoc.
L’intelligence de l’académicien le poussa à ne pas lier les deux structures et à conserver une certaine forme d’indépendance à chacun des deux ouvrages, ce qui devait leur assurer une vie plus longue, puisque l’aqueduc se trouva par ce moyen déchargé des forces de traînées arrière qui lessivent les joints et sapent les fondations. Pour ce faire, il fit araser les pierres qui dépassaient de la partie basse de l’aqueduc et doubla les arches dans le sens du courant.

Pour son projet, Pitot imagina qu’il pouvait créer un pont similaire au Pont Neuf de Paris, construit au début du 17èmesiècle, avec sa richesse décorative et ses balcons semi circulaires surmontant des arrière-becs triangulaires. D’autres solutions existent. Il va alors penser à imiter le Pont Royal de Paris, achevé la toute dernière décennie avant la fin du 17ème siècle, en l’adaptant aux configurations du site. Il va déclarer à propos de sa création que les ouvrages les plus simples, en architecture, sont souvent les plus beaux, c’est pourquoi à l’imitation du Pont Royal de Paris, il ne sera fait aucun ornement à ce nouveau pont, comme bandeaux, pilastres, cadres ou tableaux. Il préconisa de même dans un souci d’intégration parfaite que toutes les pierres de tailles qui seront employées seront tirées du bois de Létoile que l’on pourrait appeler les carrières du Pont du Gard, parce qu’il est certain que toutes les pierres que les Romains ont employé à la construction de ce pont ont été tirées du bois de Létoile lesquelles n’en sont éloignée que de trois cent toises.

Ainsi il parvint à faire disparaître totalement sa création qui, de loin, semble faire partie de l’ensemble romain. Il répondait par ce moyen aux inquiétudes des amateurs d’antique, les antiquaires comme on les appelait alors. Il s’effaça devant l’importance du monument qu’il avait en face de lui. Il agit comme un réel conservateur du patrimoine soucieux de l’environnement architectural dans lequel il se devait d’agir. A ce titre, il peut apparaître comme un précurseur de nos inspecteurs du patrimoine, de nos architectes des bâtiments de France qui réfléchissent en terme d’intégration. Certains d’entre eux sont tentés par la confrontation des styles, ce qui n’est pas toujours du meilleur effet. De toutes façons, messire de Pitot, seigneur de Launay n’était pas un homme comme tous les autres. Il était un homme de l’art, ce que peu de nos architectes sont aujourd’hui.

La réalisation de ce pont ne débuta que le 18 juin 1743 après qu’il eut rédigé deux cahiers des charges, un pour le pont et l’autre pour le chemin et procédé avec les Etats à la nomination des entrepreneurs qui se chargeraient de ces travaux. Le 18 juin 1743, une plaque de cuivre gravée fut scellée sur la première pierre. Mais le Gardon se montra furieux en ces débuts de chantier. En effet, les entrepreneurs durent subir ses crues qui à deux reprises, en août et en octobre, détruisirent les chantiers, endommageant des pierres de taille. Le 20 novembre 1743, ce fut à nouveau la catastrophe puisque le Gardon sortit encore une fois de son lit, mais d’une façon très rapide et détruisit le ciment et lamina les bases de liaison entre les pierres. Les cintres du nouveau pont commencèrent à jouer et à se fissurer. Mais ceci ne fit que renforcer la volonté de Pitot qui demanda aux équipes de travail d’augmenter leur cadence et aux entrepreneurs de doubler les équipes pour maintenir les délais qu’il s’était fixé. Dès le mois de novembre 1744, les travaux étaient réalisés à plus des deux tiers. Le nouveau pont fut achevé en février 1745. Il fallut à peine 20 mois de travaux pour parachever cette œuvre et asseoir sur le trône de l’excellence languedocienne le nom d’Henri Pitot.

Cet ouvrage d’art servit pendant près de deux siècles à la circulation d’abord tractée par des chevaux, puis à la circulation automobile. Les progrès technologiques et notamment la création de l’A9 eurent raison de son utilisation. En 1994, on envisagea même de procéder à sa destruction. Pourtant aujourd’hui, il est l’heureux témoignage d’un homme de l’art d’exception du nom d’Henri Pitot et permet aux troupeaux de touristes, aux amateurs d’antiques d’être au plus près du chef d’œuvre romain, d’admirer ses usures du temps, sans rien dépareiller à la beauté du site.

(A suivre : avant l'aqueduc Saint-Clément, l'eau à Montpellier)

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